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Gemminy - Chapitre 5

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Chapitre 5 - Les Vagues de l'Empire


« La mer joint les régions qu'elle sépare. »


Thomson leur conseilla d'éviter les monts Zinsc, au nord-est, et de couper par la forêt de Turtle, en prenant le plein nord. Ils firent donc un bon bout de chemin dans l'ombre fraîche des arbres, prenant soin de ne pas trop s'y enfoncer et de garder les champs en vue sur leur droite. Quand ils apercevraient la mer, ce serait le signe que le port d'Akroïth n'était plus loin.

Le groupe avait décidé d'aller au port plutôt que de se rendre directement aux cavernes de l'Oracle Lunaire. Les nouvelles données par Thomson les avait inquiété, et même Krysos, qui désirait pourtant rencontrer l'Oracle afin d'avoir des réponses au sujet de Beryl, reconnut que ce n'était pas une priorité.

Dans la pénombre des bois, il découvrirent quelques tortues et s'en régalèrent à leur première halte. Accompagnées des quelques bouteilles de bière de lait de tortue qu'ils s'étaient procurées, cela fit un repas fort agréable. Thomson avait accepté de les leur céder en échange des lamags. Il exportait son breuvage à Akroïth, SolaPiair et jusqu'à Krysopras, et il reconnut que ses animaux lui seraient sans doute fort utiles.

Pendant qu'ils mangeaient, Obsidien demanda à Amber si elle connaissait la situation politique actuelle entre le port d'Akroïth et AguaMarina.

"La dernière fois que je m'y suis rendue, les relations n'avaient pas changé, répondit la jeune femme en jetant un caillou dans le feu. Toujours autant de méfiance et d'incompréhension.

- Je m'en doutais un peu. L'ambiance va être tendue là-bas...

- Pour quelle raison ? s'immisça Krysos, curieux.

- Les gens des terres et les insulaires ne s'apprécient guère, si j'en crois ce que j'ai appris à leur propos, témoigna Obsidien. Et depuis que Diaman est à la tête de l'Empire, cela s'est encore dégradé..."

Krysos manifesta son incompréhension par une regard un peu perdu. Amber et le prêtre sourirent en se regardant :

"Bon, très bien, je vais essayer de te raconter ce qui s'est passé là-bas, du mieux que je le peux. Amber, si je fais des erreurs, n'hésite pas à me reprendre."

La jeune femme acquiesça.

"L'île d'AguaMarina était jadis ouverte à tous, et les ressources de sa baie utilisées autant par les insulaires que par les gens des terres. Une entente cordiale existait entre eux, et le port d'Akroïth, bien qu'il soit aussi utile pour la navigation en générale, était surtout destiné aux échanges commerciaux entre l'île et la terre. Mais, il y a maintenant une vingtaine d'années, les poissons commencèrent à se faire rares, et la mer, qui n'était pas le premier souci des gens des terre, devint polluée par tout un tas d'immondices que le port rejetait. Les habitants d'AguaMarina finirent par perdre patience devant cette destruction de leur écosystème. Ils envoyèrent des émissaires à Akroïth afin de faire comprendre aux « terriens », comme ils les appelaient, qu'ils ne devaient plus pêcher à outrance et déverser leurs détritus dans les eaux."

- Je suppose que les habitants du port l'ont mal pris ? intervint Krysos.

- Pas immédiatement. Ils comprirent dans un premier temps le problème et limitèrent leur activité dans cette région. Mais depuis la prise de pouvoir de Diaman, les pourparlers cessèrent, et les insulaires se déclarèrent ouvertement hostiles aux incursions étrangères. S'en remettant au pouvoir de leurs prêtres, ils érigèrent, avec des moyens inconnus, une barrière de récifs dangereuse autour de leur île, dont seuls les insulaires connaissent les secrets. Aucun bateau ne peut naviguer autour de l'île sans finir par se fracasser contre les rochers à fleur d'eau, coupants comme des lames effilées.

- C'est une bonne protection. Mais aucune défense aussi efficace soit-elle ne dure longtemps face à des ennemis déterminés, commenta Krysos, qui pensait aux Pics Volcaniques censés protéger leur village...

- En tout cas, cela n'empêche pas les insulaires d'organiser régulièrement des incursions dans le port, afin de distribuer des tracts ou de haranguer la foule avec des slogans écologiques, à la limite de l'anti-impérialisme, continua Amber. Dans une ville totalement gouvernée par l'Empire, c'est un acte courageux.

- Courageux ? s'étonna Obsidien, qui n'avait pas connaissance de ces faits. Je dirais plutôt dangereux ! Ne se font-ils pas arrêter ?

- A Krysopras, les gens m'ont paru hostiles à l'Empire, et pourtant ils ne semblent pas en avoir peur..., remarqua Krysos.

- Ne confonds pas les petits villes éloignées du sud avec la métropole d'Akroïth, rétorqua Amber. C'est un port impérial entièrement sous la domination de Diaman et des nobles qui le servent. Les écarts de conduite que l'on peut se permettre à Krysopras ou à Turtle ne passent pas là-bas. C'est pour cela que les insulaires prennent énormément de risques, mais à ce que j'en sais, ils n'ont pas peur de grand chose.

- Ils ne s'occupent pas de politique, continua le prêtre. Ce qui compte pour eux, c'est leur écosystème. Et la protection de leur gemme. Si l'Empire tente de s'en emparer, ils se battront sans doute jusqu'au bout, si ce qu'Amber nous dit d'eux est exact.

- Alors nous nous battrons à leurs côtés, si nous en avons la possibilité", décida le jeune guerrier aux cheveux blancs.

Obsidien sembla méditer cette phrase, le regard lointain et le doigt sur le menton.

"Je ne dois allégeance qu'à l'Erivaneve, aucun serment ne me relie à la gemme de l'Eau, murmura-t-il. Et pourtant... si je peux éviter qu'elle subisse le même sort, je pense que je ferais tout ce que je pourrais... Je n'ai pas réussi à protéger l'Erivaneve, alors je dois faire tout ce que je peux pour que l'Emïamneve ne soit pas volée."

- Tu as le droit de te sentir indigné, Obsidien, lui répondit Amber en lui secouant un peu l'épaule. La gemme de LazuLapi était ta vie, il est normal que tu sentes l'envie de te venger.

- Justement, non, contra le jeune prêtre en se retournant pour la regarder. Ma caste ne doit pas s'abandonner à ce genre de pensée : même si je peux les comprendre, elles ne doivent pas guider mes actes." Obsidien serra la poignée de sa rapière. "Les prêtres élémentaires ne peuvent ôter la vie que si la leur ou celle d'autres personnes sont menacées directement, pas par vengeance ou sentiment de colère. C'est un principe auquel je dois me tenir."

Krysos se souvint de la première fois qu'il avait ôté la vie. Il revoyait parfaitement le visage convulsé sous le casque doré du soldat qu'il avait tué, qui gisait à ses pieds. La simplicité de l'acte l'avait tout d'abord étonné, même un peu grisé, mais au bout de quelques cadavres, une sensation nauséeuse l'avait étreint et il s'était écroulé en pleurant, aussi bien sur ses victimes que sur ses proches assassinés... Il avait toujours aimé se battre, mais rien ne l'avait préparé au sentiment de perte absolue que procurait le fait de tuer. Il pouvait comprendre la répugnance que ressentait Obsidien à l'idée de prendre la vie, lui qui ne l'avait encore jamais fait. Il espérait intérieurement que le prêtre ne connaîtrait jamais cette sensation de peur sacrilège qu'il avait enduré lui-même, mais Krysos était devenu bien plus réaliste sur le monde qui l'entourait : s'ils se rendaient à AguaMarina, ils devraient sans aucun doute se battre, et tuer... encore...

Il se leva, et déclama solennellement :

"Obsidien, quand on vient frapper à ta porte avec une épée à la main, il faut l'ouvrir avec une épée à la main. Car les morts ne servent à personne. Il vaut mieux tuer que d'être tué, même si c'est dur à admettre..."

Obsidien, Amber et Beryl le regardèrent alors, avec sur le visage une expression de surprise, mais aussi de grand respect. La conversation prit fin. Puis ils décidèrent de se coucher, car la lueur de Lune illuminait le ciel depuis déjà une bonne heure. Krysos alla rejoindre Beryl, qui avait écouté toute la conversation, enroulé dans sa couverture. Il se laissa tomber près de son frère.

« Tu as peur, Beryl ? Ce voyage vers AguaMarina promet de ne pas être de tout repos… »

Beryl lui serra la main et sourit tristement.

« Je sais, on devait aller à l'est, aux cavernes de l'Oracle, mais je te promets que nous nous y rendront dès que nous en auront fini au nord. »

Krysos se tourna alors de l'autre côté et s'assoupit presque instantanément. Mais le jeune muet ressassait encore le récit d'Obsidien. Il comprenait que l'on puisse déployer autant de volonté pour protéger son foyer, mais lui, se sentait-il vraiment chez lui quelque part ? Même à Tigreye, il avait toujours reconnu un genre de distance entre le monde et lui, comme si d'une certaine façon, il avait toujours su que sa maison était ailleurs... Son frère demeurait son seul véritable lien avec les autres, avec ce qui l'entourait. Peut-être était-ce pour cela qu'il ne parlait pas... Il n'en savait pas plus que la prêtresse-mère de l'Air, mais plus il y songeait, plus cela l'embarrassait. Il aurait voulu que l'Oracle puisse répondre à ses questions, là, maintenant, tout de suite, car elles l'empêchaient de trouver le sommeil... Cependant, il finit par venir, et de troublants songes vinrent le peupler...

Cette nuit-là, il rêva qu'il était sur une petite barque, perdue sur une mer déchaînée, sans aucune terre en vue ; il criait avec son esprit le nom de son frère, mais aucune réponse ne lui parvenait, à part le hurlement des vagues. C'est alors qu'une grande ombre le recouvrit… et il s'éveilla, en sueur et tremblant de tout son corps.

_§_

Ils longeaient les monts Zinsc depuis quelques heures maintenant et l'impression d'être observés depuis les sommets les étreignait tous. C'était comme si un oiseau de proie perché sur un pic les scrutait de ses yeux perçants. Les monts n'étaient en fait qu'un petit massif, très rocailleux mais peu élevé qui bordait le port par le sud. Des oiseaux de mer y faisaient leur nid et des vols réguliers allaient et venaient entre les sommets et le rivage. Peut-être y avait-il un aya parmi eux, ce qui expliquerai pourquoi ils sentaient sur eux ce regard pesant et intéressé…

Ils dépassèrent le massif et pénétrèrent dans une plaine dans laquelle reposait, comme dans un écrin, le port d'Akroïth et ses impressionnantes murailles fortifiées. Les deux jumeaux n'avaient encore jamais vu de métropole si vaste ; elle était encore assez loin devant eux, et pourtant, de cette distance, on pouvait juger de sa taille. Elle n'avait rien à voir avec les villages et les bourgs que le groupe avait déjà traversé. De la fumée s'élevait de centaines de cheminées, et des feux brûlaient dans les plus hautes tours, même en plein jour. Des drapeaux claquaient au vent du large.

Le port d'Akroïth était construit sur une péninsule qui s'avançait sur la mer. Au bout de la langue de terre, un gigantesque phare jetait sur l'eau l'éclat de la flamme bleue qu'il supportait à son sommet. De petits navires circulaient dans les eaux proches, entrant et sortant du petit port de plaisance aménagé dans la péninsule même.

La vue était splendide mais rien ne put arracher à l'esprit de Krysos que quelque chose d'étrange, de vaguement inquiétant même, émanait de cette cité : cela sentait la guerre, et une autre odeur aussi, comme du bois ou de la chair brûlés…

Avec circonspection, le groupe s'avança jusqu'aux portes de la métropole : si elle avait semblé vaste de loin, ici, aux pieds des remparts, elle semblait absolument gigantesque. Les murailles de pierre grise devaient bien mesurer une vingtaine de mètre de haut, et les jumeaux durent se tordre le cou pour en apercevoir le sommet. La porte n'était pas en reste : elle aurait suffit à laisser passer de front deux drakones de bonne taille. De l'autre côté régnait une effervescence citadine tout à fait inconnue aux jumeaux, mais aussi à Obsidien, qui, s'il avait entendu des histoires de l'extérieur, n'avait pour autant jamais quitté son petit village dans le désert. Tous les trois ouvraient des yeux ronds émerveillés, tandis qu'Amber, visiblement très à son aise, les guidait dans la foule.

C'était à peine si l'on pouvait mettre un pied devant l'autre : dans la grande rue jalonnée de joyeuses enseignes aux couleurs voyantes régnait un brouhaha incessant de voix qui discutaient, qui criaient, qui riaient ; des citadins bien habillés buvaient un verre à des terrasses surélevées, se délectant du spectacle de la foule ; des jeunes femmes affublées de robes bouffantes et de rubans, aux couleurs éclatantes, examinaient les vitrines de boutiques où on exposait les derniers escarpins à la mode ou le dernier chapeau en vogue ; de coquettes maisons proposaient des bouquets de fleurs ou des coupes de cheveux ; dans des ruelles éclairées par d'étranges lumières sous verre déambulaient des couples, bras dessus bras dessous, cherchant un peu de calme.

Des groupes d'adolescents se massaient devant des devantures dans lesquelles étaient disposés de petits objets à l'aspect métallique mais parés de vives couleurs, de formes variées, dont Krysos ne comprit absolument pas l'usage. Des camelots aux vêtements criards vantaient leurs pièces d'artisanat en cuir de drakone - hautement improbable - , leurs baies fraîchement cueillies de la forêt de Fayalyth ou la dernière arme sortie des usines de l'Empire. De toute sa vie, Krysos n'avait jamais vu une telle profusion d'objets d'aspect aussi disparate et à première vue superflus.

Amber désigna du doigt aux jumeaux le célèbre Marché de la Mer d'Akroïth, où toutes les espèces marines comestibles de Zyrconia se trouvaient représentées, du brochet à dents de sabre élevé à Greisen aux alevins multicolores phosphorescents des eaux orientales. Les couleurs frappaient les yeux et les odeurs étourdissaient les sens.

Tout semblait se dérouler dans un chaos soigneusement orchestré - sous l'oeil attentif des nombreux gardes en livrée impériale qui patrouillaient - dont tous les gens présents ici semblaient connaître la musique.

Non loin d'eux, une clameur s'éleva ; Amber joua des coudes afin de se frayer un chemin dans la foule, suivie de ses trois compagnons. Devant une bâtisse, dont la porte et les murs de métal rutilaient au soleil, un homme levait les bras en vociférant. Devant lui trônait une machine étonnante, elle aussi métallique, mais brossée et parsemée d'une multitude de petites lumières clignotantes rouges, vertes et jaunes. De la taille d'un alge, elle était munie de quatre roues mais ne comportait aucune place pour un attelage. Un véhicule, sans aucun doute, mais d'un genre qu'aucun des quatre aventuriers, ni d'ailleurs une grande partie de la population rassemblée, n'avait jamais vu.

L'homme, toujours en agitant les bras, se mit à faire l'annonce de son engin :

"L'Empire fera entrer Zyrconia dans la modernité ! Voici le dernier-né des usines de transports impériales !" Il montra fièrement le véhicule à roues, qui ronronnait doucement dans le silence presque instantané qui s'était fait. "Bientôt, chacun de vous pourra s'acheter cette petite merveille qui révolutionnera les voyages !"

Joignant le geste à la parole, il monta alors sur l'engin, calant ses deux jambes de chaque côté, comme s'il chevauchait une monture, poussa quelques leviers et la chose se mit alors à se déplacer, toute seule, sans aucune force motrice apparente. Une exclamation de stupeur monta du public :

"C'est de la magie !

" Non, ma chère, c'est de la science !"

Les quatre compagnons demeurèrent sidérés : comment cette machine fonctionnait-elle ? Aucune mécanique d'aucune sorte n'était visible, et la force qui la poussait en avant ne pouvait donc venir que d'elle-même. Krysos s'imagina un instant aux commandes de cette chose formidable, quand son frère le ramena à la réalité en lui signalant que la foule se dispersait, une grande partie suivant néanmoins par curiosité le véhicule dernier cri qui paradait fièrement dans les rues.

Ils se laissèrent porter par la foule dans l'avenue principale pendant un bon moment, jusqu'à ce que le décor change. La foule se fit moins dense et le groupe s'en extirpa afin de continuer son chemin vers le bout du port. A mesure qu'ils avançaient, le malaise que Krysos avait ressenti en contemplant la cité de loin le reprit : il n'y avait pas de verdure dans cet endroit, pas un seul arbre, et bien que le ciel soit encore clair malgré l'heure tardive, des fumées assez nauséabondes s'élevaient au-dessus des toits, et les jumeaux plissèrent le nez, indisposés. Plus ils avançaient plus les jolies boutiques et les cafés prospères se faisaient rares, et laissaient la place à des échoppes de guingois et des tavernes mal famées ; des rires avinés en sortaient et des femmes en tenues légères attendaient des clients dans les petites rues transversales. En portant leurs regards plus loin, ils virent ce qui générait cette fumée épaisse et méphitique : de gros bâtiments massifs, aux lourdes portes fermées crachaient ces effluves malodorants au-dessus de la ville. Des gardes sur le qui-vive patrouillaient dans ce secteur, et le groupe ne put aller plus loin sans paraître suspect : aucun citadin ne se rendait dans ce quartier de la ville. Désireux de comprendre ce qui se passait ici, Krysos posa la question à Amber :

« Ce sont des usines, on construit des machines de guerre là-dedans, entre autres choses, lui expliqua la jeune femme. Personne n'a jamais vu à quoi ça ressemble à l'intérieur, à part ceux qui y travaillent -  enfin qu'on y exploitent plutôt - et ils n'ont pas le droit de parler. C'est un secret de l'Empire.

- Comment les gens peuvent-ils supporter cette affreuse odeur ? s'exclama Krysos en se bouchant le nez.

- L'habitude, rétorqua Amber. Les gens savent que ce quartier existe, que des travailleurs y triment comme des bêtes, mais que veux-tu ? Les riches sont comme ça, ils ne voient que ce qu'ils veulent voir. La misère des autres ne les intéressent pas, et même si cela les intéressait, que pourraient-ils y faire ? C'est l'Empereur qui commande ici. La joyeuse agitation que nous avons vu tout à l'heure est un joli rideau de soie que l'on place devant une réalité trop difficile…

- Je comprends maintenant pourquoi les insulaires sont en colère : rien que le fait de produire cette fumée doit tuer une bonne partie des espèces marines des environs", intervint Obsidien, se protégeant lui aussi le nez de sa manche.

Amber se mit soudain à marcher plus vite.

"Il y a autre chose que je voudrais vérifier : la rumeur que Thomson nous a raconté concernant la construction d'un bateau", décida Amber en choisissant une ruelle sombre où se faufiler.

Les trois jeunes hommes avaient oublié cela, tout éblouis qu'ils étaient encore de la somptueuse cité sur la mer.

"Eh, attends ! Amber, où vas-tu ? » lui lancèrent les deux hommes en la regardant s'éloigner.

Krysos attrapa Beryl, totalement écoeuré par ce qu'il voyait, et se mit à courir derrière ses compagnons.

La ruelle semblait interminable, et les individus qu'on y croisaient peu recommandables. Un homme à l'air patibulaire tenta même d'agripper Beryl au passage et Krysos dû montrer les dents pour calmer ses ardeurs. Des femmes maquillées et fardées à outrance leur lançaient des œillades coquines en les invitant à pénétrer dans des portes cochères d'où filtraient des lueurs tremblotantes.

Finalement, ils ressortirent dans ce qui semblait être une cour pavée, dans laquelle stationnaient plusieurs des véhicules que le petit groupe avait déjà aperçu tantôt. Se cachant derrière l'une d'elle, les quatre amis se rapprochèrent de la baie où mouillait un navire titanesque. La lumière du jour avait considérablement baissé et des feux bleus allumés aux sommets des mâts éclairaient la scène.

Krysos et Beryl se remémorèrent les barques modestes qu'ils utilisaient parfois à TigrEye pour se rendre dans la Forêt Ardente, située sur une petit île à l'est du village, et en conclurent que le monstre flottant qu'ils avaient devant les yeux n'avait que très peu de points communs avec leurs frêles embarcations…

Des hommes montaient et descendaient du bateau, transportant des caisses et des containers. Avide d'en voir plus, Amber les emmena un peu plus près.

« Amber ! Arrête un peu ! On va se faire repérer ! protesta Krysos.

- Les gardes patrouillent de l'autre côté, et puis il n'y a de lumière par ici. Je veux examiner ce monstre de plus près.

- C'est un bateau, Amber, on l'a vu, on peut partir maintenant… s'immisça Obsidien en chuchotant.

- Vous ne trouvez pas qu'il est… bizarre ? demanda la jeune femme aux deux hommes derrière elle.

- On a jamais vu de bateau aussi grand, Amber, bien sûr qu'il nous paraît bizarre !

- Oui, mais moi j'ai souvent vu des bateaux de cette taille, objecta-t-elle en plissant les yeux. Et je parle pas de sa taille, mais de sa coque ; elle ne paraît pas être en bois… On dirait un genre de… métal… »

Elle indiqua le navire du doigt et les garçons s'approchèrent : la coque du bateau brillait faiblement à la lueur des feux des mâts ; à sa base étincelaient ce qui ressemblaient à de grosses pierres polies incrustées dans la coque.

« Je n'aime pas ça… Ce n'est pas un bateau ordinaire…

- Ecoute, on peut en parler plus tard, la pressa Krysos, qui n'avait pas l'habitude de se laisser étreindre par l'inquiétude. Partons d'ici, on va trouver une taverne et y passer la nuit. On y verra plus clair demain. »

Un bruit de métal cliquetant se fit entendre et trois gardes en armures débouchèrent alors sur la place. Amber décida qu'il était temps de partir :

« Effectivement, on va s'éclipser, dit-elle en retournant vers la ruelle. Krysos, surveille bien ton petit bout de chou, cette fois !

_§_

La Conque Dorée était l'un de ces établissements qui ne payaient pas de mine vus de l'extérieur, mais qui, une fois passée la porte, pouvait fort bien faire l'affaire d'un groupe d'aventuriers pas très riches. Ce fut donc dans cette auberge peu fréquentée que les quatre compagnons s'arrêtèrent pour la soirée. Ils louèrent deux chambres (une pour les trois garçons et une autre pour Amber) à un prix relativement modique, qui n'épuisa pas trop la bourse de la jeune barde ; Krysos avait dépensé à TurtleScale les dernières piécettes qu'il avait gagné.

A ce prix-là, ils purent même se payer le luxe d'un dîner dans la salle principale. Attablés devant leurs assiettes, ils parlèrent des évènements de la fin d'après-midi :

« Ce bateau n'était pas normal, je vous le dis, leur répéta Amber, penchée par-dessus la table afin que les quelques autres clients ne l'entendent pas. Les bateaux ont des coques en bois, pas en métal. Et d'ailleurs, du métal, ça ne flotte pas.

- Je ne sais pas, ils ont peut-être trouvé un nouveau matériaux, ce n'est peut-être même pas du métal, même si ça en avait l'air… continua Krysos sur le même ton, en piquant une pomme de terre avec sa fourchette.

- C'était sans aucun doute du métal, insista la jeune femme. S'ils avaient découvert un métal flottant, ce serait l'idéal pour traverser les récifs. Ils étaient en grand chambardement : tout porte à croire qu'ils s'apprêtent à appareiller. Ce sera sûrement pour demain.

- Je n'ai pas vu d'insulaire depuis que nous sommes en ville, intervint Obsidien. Peut-être que ce bateau que nous avons vu est notre meilleure chance de nous rendre à AguaMarina.

- Tu n'y penses pas ! s'écria Amber. Elle baissa d'un ton. Tu ne penses tout de même pas nous embarquer sur ce monstre ? Ce sera infesté de gardes là-dessus, on se ferait repérer en un rien de temps !

- J'ai mon idée. Le prêtre prit un air mystérieux. Mais de toute façon, tu ne viens pas. Krysos et moi seulement. Moins on sera, moins en prendra de risques.

- Tu veux dire qu'on doit aussi laisser Beryl ? Krysos regarda son frère qui chipotait sa salade à côté de lui.

- Je ne veux pas te vexer, Krysos, mais il serai plus un poids qu'autre chose dans cette situation. Il est inutile de le mettre en danger pour rien. »

Krysos se mordit la lèvre inférieure. Laisser son frère en arrière, aussi loin de lui, ne lui plaisait pas du tout, même s'il savait qu'il n'aurait de toute façon pas le choix ; l'emmener avec lui dans un endroit inconnu où il aurait toutes les chances de livrer bataille était exclu. Amber croisa les bras, visiblement de mauvaise humeur.

« Et bien sûr, c'est moi qui devrai m'occuper du petit bout de chou ! Misère ! Au moins, on peut pas dire que sa conversation soit ennuyeuse…"

Krysos adopta une expression de franc sérieux, regarda Amber avec intensité et lui saisit les épaules afin de l'obliger à le regarder.

"Te confier Beryl est la plus grande preuve de confiance que je peux te témoigner, Amber, déclama-t-il d'un ton grave. Je t'en prie, dis-moi que je peux compter sur toi."

Sous le regard écarlate et déterminé du jeune homme, Amber perdit son attitude nonchalante et trop détendue. Le ton de Krysos lui avait fait comprendre à quel point ce qu'il lui demandait était important, et pendant un instant, elle se sentit heureuse d'être l'objet de tant de foi de sa part. Ils se comprirent sans se parler, et la chose fut décidée. Elle répondit néanmoins avec sa verve habituelle :

- Tant qu'il ne passe pas son temps à me regarder avec son air de chien battu, ça va… J'en profiterai pour aller faire des emplettes…

- Amber ! Nous ne sommes pas en vacances ! C'est grave ce qui se trame sur l'île !

- J'en ai bien conscience, mais le monde pourra bien crouler, rien ne m'empêchera de faire les boutiques d'Akroïth !" Elle fit la moue. "Ceci dit, vu l'état de mes finances..."

Ils rirent tous deux de voir la capacité de la jeune femme à oublier qu'il pouvait se passer le pire. Pendant ce temps, Beryl avait posé sa fourchette et avait les yeux fixés sur l'autre bout de la salle. Assise dans un coin, une jeune fille habillée d'une courte robe bleue avait la tête posée sur ses bras, croisés sur ses genoux. Elle portait une écharpe autour du cou. Elle paraissait bien seule et bien triste, et Beryl, de là où il était, ressentait ses émotions, mêlées de peur, de chagrin et de doute.

Quand le groupe monta les escaliers pour aller se coucher, Beryl s'arrêta près de la jeune fille. Elle leva les yeux, le regarda, puis ramena son attention sur le plancher. Beryl s'installa derrière elle, sur la deuxième marche de l'escalier et resta ainsi, sans dire un mot évidemment. Intriguée par son voisin silencieux, la fille se retourna et le dévisagea vraiment ; Beryl lui fit un sourire, et, timidement, elle le lui rendit.

Krysos interpella Beryl du haut des marches :

« Beryl ! Tu viens te coucher ? »

Beryl lui répondit silencieusement qu'il voulait rester un peu avec la jeune personne sur les marches. Krysos hésita un instant et estima d'un coup d'œil le peu de clients présents dans la salle et l'ambiance détendue et paisible qui y régnait ; même si l'endroit ne présentait pas de danger, il ne pouvait s'empêcher de se sentir inquiet.

Dans son dos, il sentit le regard d'Amber qui l'avait précédé dans l'escalier. Elle devait attendre de voir sa réaction. Combien de fois s'était-il dit qu'à la première occasion, il lui montrerait qu'il était capable de se séparer de Beryl ? Sans compter que demain, il allait devoir le quitter pendant un temps indéterminé, et serait séparé de lui par la mer... rien à voir avec les quelques mètres entre la salle commune et les chambres de l'étage. Krysos prit une grande inspiration, ignorant s'il serait capable de l'endurer. Mais Amber le regardait ; et elle n'allait pas être déçue...

« Si tu veux, il n'est pas si tard. Mais si tu as un problème, tu montes. »

Son frère acquiesça en esprit. Krysos disparut en haut de la rampe, l'air très content de lui. Amber l'attendait sur le palier, une expression ravie sur le visage :

« Tu le laisses tout seul, maintenant ?  le taquina-t-elle. Tu fais des progrès. Tu seras bientôt un homme.

- Oh, ça va, il s'est trouvé une amie. Je vais pas non plus l'empêcher de faire ce qu'il veut ? Krysos s'étonnait lui-même de l'assurance qu'il avait prise à l'égard de son frère.

- Le petit bout de chou a une petite amie ! Incroyable ! Il a grandi aussi alors !

- Ce n'est pas ce que j'ai dit !

- Ca va, ne t'énerve pas, grand jaloux ! fit-elle en le poussant vers sa chambre.

Beryl et sa nouvelle « amie » restèrent ainsi en silence pendant un petit bout de temps. La fille semblait apprécier le mutisme de Beryl. Mais au bout d'un moment, elle prononça ces mots :

« Tu ne sais pas parler, hein ? »

Beryl acquiesça.

« Je m'en suis rendue compte quand tu as « répondu » à ton ami. J'ai entendu tes pensées. »  

A ces mots, elle se rembrunit et se recroquevilla un peu plus en serrant ses genoux. Beryl lui demanda pourquoi elle se sentait si mal.

« Oh, pour rien, je ne crois pas que ça t'intéresserait. »  

Beryl lui répondit que si, cela l'intéressait, et que c'était pour ça qu'il s'était assis ici.

« Je vois, toi aussi tu lis un peu dans les pensées, pas vrai ? C'est parce que tu ne parles pas, sans doute… Mais tu ne le fais pas comme moi… pas comme moi… Moi, je le fais sans le vouloir, c'est atroce… »

Beryl lui posa une main sur l'épaule et lui demanda de lui raconter ce qui la rendait si triste.

« Je suis loin de chez moi. Je m'appelle Pearl, je viens d'AguaMarina. Je suis arrivée ici avec un petit groupe de protestataires. Je me suis glissée sur leur bateau. Je suis un peu perdue, c'est tout… »

Mais elle fondit en larmes.

« Non, ce n'est pas tout, en fait ! pleurnicha-t-elle en s'essuyant les yeux. Je me suis enfuie ! Je ne veux pas y retourner ! Je ne veux pas qu'elle me retrouve ! »

Beryl descendit une marche pour se retrouver tout à côté d'elle et l'entoura de son bras en lui demandant si elle voulait bien lui raconter ce qui s'était passé. Alors, entre deux sanglots, avec la voix de son esprit pour que personne d'autre ne puisse l'entendre, Pearl conta sa triste histoire à Beryl.

_§_

L'HISTOIRE DE PEARL

C'était une époque où les relations entre l'île et le port demeuraient encore assez bonnes. Les insulaires venaient y vendre leur poisson et leurs coquillages, sur le bord des quais. Les échanges étaient amicaux, même si on pouvait déjà deviner la suspicion et le reproche qui prendraient vraiment forme quelques temps plus tard. Les rues du quartier commerçant étaient déjà très fréquentées, ainsi que le quartier ouvrier, avec sa faune habituelle. Même en ce temps-là, il ne faisait pas bon s'y promener… surtout pour une femme seule…

Or, il arriva qu'une jeune femme native d'AguaMarina s'égara dans les ruelles mal famées de ce sinistre district ; elle revenait d'une petit incursion dans les boutiques du port. La vente de son poisson avait bien donné et elle s'était autorisé de petits plaisirs. Elle revenait vers le port quand la nuit tomba très vite ; elle se perdit en chemin et ne sut plus où se diriger. Des voix avinées sortaient des bâtiments sur sa route, et les rues étaient peu éclairées. Elle commençait à avoir peur, et se demandait comment elle pourrait retrouver le chemin de la marina, quand une porte s'ouvrit dans une bâtisse voisine. Quatre hommes en sortirent, se tapant dans le dos et portant des bouteilles à la main. Ils juraient haut et fort, et la jeune femme, inconsciente de ce que des hommes peuvent faire à une femme, se dirigea vers eux, dans l'espoir de leur demander son chemin. Les quatre individus la dévisagèrent des pieds à la tête, et la trouvèrent bien belle, et surtout bien seule…

Avant qu'elle n'ait eu le temps de pousser un cri, l'un des hommes l'avait attrapé par la taille et lui avait plaqué une main sur la bouche ; un autre lui avait saisi les jambes. Elle se sentit soulevée de terre, tandis que des mains avides la touchaient partout, la pinçaient, la griffaient, la brûlaient, jusque dans des endroits où on ne l'avait encore jamais touché… Elle se débattit mais elle fut plaquée au sol, dans une ruelle adjacente, là où les lumières n'éclairaient rien, et bientôt même la Lune et les étoiles disparurent de son champ de vision…

Les râles des hommes, leur odeur de vin, de sueur et de tabac, tout cela l'étourdissait ; elle serra les lèvres pour ne pas crier quand le premier homme commença sa lamentable besogne…

Elle ne sut jamais combien de fois ils la violèrent, mais le lendemain, elle se retrouva dans cette même ruelle, ne se souvenant pas d'avoir dormi. Se relevant péniblement, sans un mot, sans un cri, elle ramassa ses affaires, dont certaines étaient déchirées, et sortit de la ruelle, pour être accueillie par le plein jour. Elle ne reconnut pas la rue dans laquelle elle s'était perdue la veille, mais au soleil, il lui parut plus facile de retrouver le chemin de la marina. Quand ses compagnons la virent arriver, inquiets depuis la veille de ne pas la voir revenir, elle leur raconta qu'elle s'était perdue en chemin et que de gentilles personnes l'avaient accueilli dans leur maison pour la nuit. Elle cacha autant qu'elle pu ses vêtements en partie déchirés, mais ne dit rien de plus. Peut-être avait-elle peur de leur réaction, de leur rejet, peut-être se sentait-elle coupable de ce qui lui était arrivé ? Elle était allée vers ses hommes, c'était sa faute… Les avait-elle aguiché ? Les avait-elle provoqué ? Sûrement… Sinon, comment des êtres humains auraient-ils pu faire une chose pareille ?

Pendant des jours, elle garda le secret. Pendant des jours, elle resta cloîtrée chez elle, ne sortant que pour subvenir à ses besoins les plus élémentaires. Elle vivait seule, dans sa petite maison en bord de mer, et le bruit des vagues lui suffisait. Elles lui faisaient oublier sa honte, sa blessure, son désespoir… Jusqu'au jour où elle vit clairement, sans aucun doute possible, que son ventre s'arrondissait…

Au début, elle ne voulut pas y croire. Alors elle alla voir la chaman d'AguaMarina. Celle-ci lui confirma qu'elle était bien enceinte. La jeune femme cacha ses larmes, encore ; elle ne parla jamais du père à personne, et d'ailleurs, elle-même ne savait pas qui il était. Elle se cacha de nouveau dans sa maison, se drapa dans son silence, supportant chaque jour un fardeau de plus en plus pesant, aussi bien sur son corps que son esprit ; elle songea même à se jeter, avec son enfant à naître, dans les vagues afin de ne plus avoir à en souffrir. Mais, tout au fond d'elle-même, elle savait que ce bébé n'était pas responsable. Avait-elle le droit de le supprimer sans lui laisser une chance ? Elle finit par se faire à l'idée de devenir mère, malgré les circonstances désolantes qui l'y avait mené. Elle se prit même à ressentir une certaine affection pour son futur enfant, et elle répétait parfois à l'onde triste, lorsque la nuit tombait, les noms qu'elle aimerait lui donner…

Elle mit sa petite fille au monde seule, un soir d'orage. Elle l'appela Pearl, car tout comme l'huître cache sa perle précieusement en elle, elle avait caché sa fille dans son ventre, comme un trésor honteux. Elle avait de fins cheveux bleus et des yeux couleur d'océan. Et la jeune mère l'éleva, car elle le devait : elle avait décidé de la mettre au monde, de la laisser vivre, elle avait donc pour devoir de veiller sur elle.

La petite grandit, elle était jolie comme un cœur, avec ses boucles bleues et sa peau pâle. Sa mère la regardait changer, et au fur et à mesure des années, sa honte reprit le dessus. Le souvenir de son tourment lui revenait la nuit, elle faisait d'horribles cauchemars où elle se perdait dans des ruelles interminables, en sentant des mains brûlantes l'agripper… Son ressentiment ressurgit petit à petit, non tourné vers elle, mais, pour une raison qu'elle ignorait, vers son innocente petite fille.

Vint le temps pour la petite Pearl où tous les enfants, ou presque, deviennent des adultes, et sans même qu'elle s'en aperçoive, son Don était apparu. Un jour, elle revint à la maison en se tenant la tête dans les mains, et elle se plaignit à sa mère qu'elle entendait les gens parler tout autour d'elle, presque sans arrêt. Elle en fut effrayé. Sa mère la consola en lui disant qu'elle n'avait qu'à s'entraîner à contrôler son Don, et qu'ainsi les voix dans sa tête s'éteindraient.  

Pearl resta longtemps sur la place du village, assise sur un banc, au milieu de la foule, jusqu'à ce que les pensées de ceux qui l'entouraient ne soient plus qu'un vague murmure. Elle les entendait toujours, mais plus aussi fort, et elle pouvait faire grandir une voix par-dessus les autres afin de l'écouter plus attentivement.

Lorsqu'elle rentrait à la maison, elle racontait ses journées à sa mère, mais celle-ci avait commencé à se désintéresser de sa fille : elle lui préparait ses repas, changeait ses draps, faisait sa chambre, le tout en silence, comme si elle se retenait de parler. Pearl n'avait jamais lu les pensées de sa mère, cela lui avait toujours paru extrêmement mal, mais ce soir-là, sans le vouloir vraiment, elle le fit. Et voici ce qu'elle entendit :

« Si seulement tu n'étais pas née, j'aurai pu oublier… Pourquoi faut-il toujours que je me rappelle de ça dès que tu es dans la pièce ?… Ta présence m'insupporte, pourquoi tu ne pars pas ? Non, je voudrais que tu sois morte ! Mon dieu, tais-toi ! Je suis même sûre que tu lui ressembles ! »

Sa mère la haïssait.

Elle voulait la voir morte.

Elle la considérait comme responsable de tourments dont Pearl n'avait même pas connaissance.

Et Pearl pleura. Et sa mère la réconforta comme si de rien n'était. Cette duplicité était la chose la plus difficile à supporter.

Pearl ne savait pas que sa mère la détestait parce qu'elle était le fruit de son viol, mais elle le subodorait. Elle avait assez entendu sa mère crier dans son sommeil et assez lu ses pensées et ses cauchemars depuis pour le comprendre. Aussi, le jour de ses quinze ans, après trois années de cette vie de mensonges, elle décida de s'enfuir. Elle accompagna un petit groupe d'insulaires protestataires jusqu'au port et là, prétextant une promenade dans les rues animées, elle se perdit dans la foule, loin de leurs regards.

Les insulaires la cherchèrent un peu par la ville, ils crièrent son nom, se gardant bien de demander aux « terriens » s'ils n'avaient pas vu une jeune fille aux cheveux bleus. Ils ne la retrouvèrent pas, alors ils repartirent sans elle ; ils avaient sans doute annoncé la nouvelle à sa mère. Quelle avait été sa réaction ? Pleurer, en les traitant de tous les noms ? Ou bien, avec un haussement d'épaules, leur avait-elle dit qu'elle ne leur en voulait pas ? Sa disparition la rendait-elle triste ? Se sentait-elle plus heureuse qu'elle ne soit plus là ? Pearl se posait toutes ces questions quand Beryl s'était assis derrière elle, troublant les pensées de la jeune fille avec les siennes.

_§_

Beryl posa sa main sur la tête de Pearl, qui séchait ses larmes. Elle se balançait d'avant en arrière en marmonnant :

« Je ne veux plus la revoir… je ne veux plus y retourner… Je ne peux plus écouter ses pensées, je ne veux plus… Elles me font trop de mal… mais j'ai peur… Que vais-je faire ? Où vais-je aller ? »

Elle appuya sa tête contre la poitrine de Beryl en continuant sa sombre mélopée. Le jeune muet lui envoya des pensées positives, et Pearl sentit qu'elle commençait à s'endormir, heureuse d'avoir pu se libérer du poids de son tourment. Alors, bras dessus bras dessous, ils montèrent les marches, fatigués l'un comme l'autre par le récit de la jeune fille.



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